Un petit extrait du recueil en écriture avec Nathalie. Une des nouvelles. La dernière que j'ai écrite. Ce petit ensemble se compose en fait de deux séries de nouvelles encadrant une Correspondance que l'on devinerait de voyageurs.
Nous en finirons très bientôt avec ce recueil, pour aborder d'autres terres d'écriture.
La gare 1
Tu l’avais quittée dans la gare triste et laide.
Juste à la porte des rails.
Laissée esseulée sur un quai gris voûté sous ce ciel si gris de novembre. Le vent battait la verrière et s’enfilait filant, entre les voies humides.
La gare était déserte.
Cet après-midi ennuyeux d’automne.
Tu avais envie tout à coup de prendre quelques instants au bar. Un café serré sur le comptoir bien banal. Seul. Le garçon essuyait les verres, ou bien des tasses. Il semblait là comme par
hasard.
D’ailleurs tu ne le voyais pas. Le comptoir te semblait une page à tourner. Si lourde sans doute.
Il était en chêne et en zinc. D’époque.
Laquelle? Peut-être celle des Pacific et des voitures bleues... Tu ne le savais pas, et finalement, tu t’en moquais probablement.
De l’autre-côté, des vitres propres, la Place. Les places sonnent toujours un peu comme le carillon de nos errances.
En partance.
En attente de correspondance, retardée comme souvent, la rame à quai allait maintenant s’ébranler et l’emmener loin d’ici. Il était temps d’en finir. L’ennui ronge l’amour jusqu’aux os, et tu ne
voulais pas d’un squelette vieillissant qui s’accrocherait bientôt à ta mémoire, crépuscule de tes années de séduction. Tu craignais la plongée en apnée dans les abysses si froides et
redoutables de l’ordinaire. Tu voulais sans doute encore te surprendre et t’étonner de la ligne épurée, si fière d’un jeune sein. De la cambrure insolente et de l’innocence d’une bouche. De la
trace subtilement laissée dans les pas évanouis. De l’envie de l’autre. Du besoin impérieux du désir.
Ne plus avoir envie. C’était sans doute bien l’angoisse qui te rongeait ainsi. L’angoisse de l’ennui sournois. L’angoisse de “l’à quoi bon”. Terrible feuille de route de la
vieillesse.
Aussi avait-il l’impérieuse nécessité d’inventer le temps offert.
Il perçut, transperçant les vitres minces du Buffet de gare, l'écho des puissants jets de vapeur de la Mountain qui arrachait son train. Son regard glissa malgré lui vers ce quai
enveloppé de fumées et de nappes vaporeuses, comme noyé dans cette partition aléatoire et mécanique, et il regarda le convoi qui dégageait le quai, lourdement, et qui s’éloignait maintenant,
prenant de la vitesse, et le laissant libre.
La lumière avait tourné. La place vibrait sous la lumière crue. Il sentait en lui toute cette vitalité qui le pénétrait soudainement, et il laissait avec bonheur la plénitude s’épanouir. Jusqu’à
la jouissance.
Il se prit un autre café.
Plus tard il apprit que le train avait eu un problème. Erreur probable d’un aiguilleur qui l’avait envoyé en face à face d’un lourd convoi de charbon. Ou encore, incident technique.
Néanmoins, cette option fut rejetée par l’enquête. Toutefois, pas totalement, car si celle-ci apporta la preuve d’une forme de défaillance humaine, l’absence de contrôle automatisé au plus
haut niveau de décision ne permit pas d’éviter l’accident. En réalité, l’homme fut victime d’un malaise cardiaque au moment même où il faisait l’itinéraire d’évitement. Celui-ci ne s’enclencha
donc pas. Les signaux restèrent ouverts et le train de minerai poursuivit sur la voie principale. Celle-là même sur laquelle fonçait le rapide. La configuration du tracé, malheureusement, ne
permit pas au mécanicien de la puissante locomotive d’apercevoir au loin le train de marchandises. Ce ne fut qu’au dégagement de la longue courbe qu’il découvrit, effaré, la Mikado de
tête, crachant son noir panache. Par la suite, un protocole d’approbation automatique, très sophistiqué, fut progressivement installé sur les lignes à voies uniques, et en priorité, celles à
trafics multiples.
Lors de l’accident, la puissante Mountain, lancée à près de cent vingt kilomètres à l’heure, percuta de pleine face les deux Mikado, qui en double traction peinaient à gravir la
longue rampe. Le choc fut d’une extrême violence. Les deux convois déraillèrent très largement. Voitures et wagons furent projetés, retournés, défoncés, et parfois s’imbriquèrent les unes
dans les autres, et réciproquement. Le long corps de la Moutain enfonça la première Mikado. La chaudière explosa et dés lors, le feu se propagea très vite. A cet endroit, la
ligne traversait une belle et dense forêt de résineux, ponctuée de petits massifs en broussaille. Le rayonnement du brasier des locomotives enflamma rapidement les alentours. Plusieurs casernes
de pompiers, d’innombrables ambulances et de forts effectifs de gendarmerie arrivèrent successivement sur les lieux. Malgré tout, le site était délicat d’accès et l’accident engrangea
tranquillement ses victimes, longtemps même après le déploiement des secours.
Il y eut plusieurs dizaines de morts et bien plus encore de blessés, certains très gravement atteints. D’autres disparurent dans les jours qui suivirent, ne survivant pas à leurs atroces
blessures.
L’employé de la Compagnie des Chemins de fer, décédé devant son pupitre de commande, ne put apporter aucun témoignage. La petite gare dans laquelle il officiait n’avait à l’effectif qu’un seul
agent. Lui. Aucune autre déposition extérieure ne pouvait de fait faire progresser l’enquête. La Compagnie fut accusée de grave manquement à la sécurité élémentaire. Elle dut mettre en chantier
une refonte intégrale des procédures de circulation, développant de nouveaux moyens, matériels et humains, qui garantissent aux voyageurs le droit essentiel à la sécurité de leurs
déplacements. Ceci coûta fort cher.
Accusé d’incompétence dans l’organisation des secours et dans la gestion de la crise, le Ministre des Transports fut contraint à la démission. Celle-ci entraîna rapidement la chute du
Gouvernement. Il s’ensuivit une période de grande instabilité gouvernementale. Un Chef autoritaire finit par fédérer les hommes et leurs partis, à défaut des masses. Il installa un pouvoir
pyramidal, dans lequel les Assemblées républicaines faisaient figuration. Les Compagnies de Chemins de fer furent nationalisées. Leurs dirigeants s’installèrent pour la plupart à l’étranger.
De nombreuses lignes furent fermées et remplacées par des services routiers. Il y eut de nombreux accidents car les matériels étaient vieux, poussifs, inconfortables aussi. Mais on en parla peu.
Il s’agissait de simples accidents de la route. Rien de spectaculaire.
Elle faisait partie des victimes et son corps ne fut d’ailleurs jamais entièrement reconstitué.
Pour toi la page était définitivement tournée.
La vie continuait.