La gare 2
Le train se glissait le long du fleuve, et semblait s’amuser à en copier au mieux les amples courbes, aux boucles inachevées. Les reliefs qui avaient creusé la vallée pendant quelques
millénaires, défilaient promptement à la vitre, enveloppés d’un léger sifflement à peine perceptible. La lumière du matin baignait la scène d’harmonies douces et changeantes, et tu pressentais en
elles la chaleur annoncée de cette journée d’été.
Tu ressentais le temps comme au coeur d’un large mouvement de quatuor. Le ciel et les lumières tourbillonnantes encore de l’aurore, le fleuve et ses reliefs jetés à la vitre, et la pensée qui
jouait avec tes émotions, si multiples et fugaces. Les voix se déclaraient, se mélangeaient, s’estompaient et revenaient, s’enlaçaient et se défaisaient, comme si cela ne devait jamais plus
finir.
Un simple bonheur tranquille se posait en toi.
Tu imaginais l’entrée en gare. La puissante décélération ponctuée des jets dépressifs de la conduite de frein. L’entrelac sinueux des aiguillages d’accès aux quais.
L’agitation, parfois inquiète, des voyageurs. La file qui se forme et se fige dans le couloir central. Les portières sont situées à chaque extrémité. De même que les espaces de dépôt des bagages.
Impossible donc de progresser avant l’arrêt complet du train et l’ouverture automatique des portières.
Tout en douceur la rame s’immobilisera enfin au long du quai, au droit du bâtiment voyageurs. Le BV. La file devant toi peu à peu avance. Tu entrevois l’escalier qui te conduira au niveau
inférieur, sur le palier d’accès de la voiture. Au passage tu retrouves ta petite valise, d’un joli gris très légèrement bleuté, d’un bleu comme les ciels des temps anciens.
Le train n’a marqué aucun arrêt depuis son départ très matinal. Quittant la grande gare à l’heure où elle avale avec conscience ses travailleurs encore engourdis, s’élançant presque tout
silencieusement, tel un reptile, il laissera bien vite derrière ses voyageurs, encore souvent ensommeillés, la banlieue scolaire et triste, devant ses cafés-au-lait, ses tartines et ses mines
bien trop grises. La vitesse de croisière est vite atteinte et les champs, les bois et les bourgs qui se lèvent, surgissent des lambeaux de l’aurore, fugitifs, et disparaissent,
comme avalés par le train qui t’emporte, au-delà, de l’ennui. Cet ennui qui te colle, infiniment. Depuis toujours, au fond. Parfois doucement sensuel, caressant, évocateur. Parfois
écrasant, lourdement posé sur tes heures, fustigeant tout désir, et même la simple envie. C’est ainsi, ta mélancolie à toi. Elle nourrit aussi tes rêves, tes livres, et tes amours.
Peut-être.
Au cours du parcours, alors que le jour se levait et illuminait bientôt les lignes rondes, et puis plus abruptes, des paysages tu te laissais aller. A une douce somnolence, et puis à
quelques musiques aimées. Les écouteurs mêlaient les “Partita” de Bach à la fluidité assurée du train, et aux quelques bruissements feutrés des voyageurs. La vitesse raccourcit les
distances.
Sans doute devrais-tu penser à elle. Qui t’attendrait sagement en gare. Non pas, sur le quai. Non pas, à la descente de voiture. Non. Au coeur de la gare. Figée peut-être dans la vaste salle,
des pas perdus.
Tant de pas perdus, ainsi. Ici.
Les pas du départ. Les pas de l’arrivée.
Les pas de l’attente.
Les pas du regret. De l’ennui.
Les pas perdus. Quel drôle de nom.
Comme tu approches la porte d’accès, ouverte à la ville, la chaleur de cette belle journée d’été te monte au visage. Il n’est pourtant que dix heures, tout au plus. La rumeur de
la grande cité se glisse déjà à tes oreilles, toutes encore au voyage.
Tu te dis qu’elle est là. A quelques mètres. Parée d’un tissu léger et ample. Elle t’attend. Elle t’accueille. Son sourire se pose sur toi comme une mélodie. Elle ne dit rien. Elle te
prend la main. Tu frémis, de l’émotion subtile du bonheur, et tu te laisses ainsi porter.
Au dehors.
Cette jouissance si belle et simple, de la liberté.