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Martin habitait à cette époque un petit pavillon de banlieue. Dans une rue tranquille, jalonnée de tout son long de pavillons semblables. Ou presque. Les trottoirs bien propres et la Messe du dimanche matin. Le goûter des enfants au retour de l’école. La pupitre en bois ciré, la blouse grise et la médaille du samedi. La leçon de morale.  
L’école de la Patrie.  
Il vivait là avec sa femme et ses enfants. Depuis maintenant bien 10 ans. Peut-être plus. Le temps d’ ici avait un soupçon d’éternité. 
Ils  s’étaient  installés  jeunes époux. Et puis les enfants étaient nés. Une fille, tout d’abord. Et puis un garçon. Quelques années plus tard. Pas trop. Il fallait se garder des trop grands écarts d’age entre les enfants. Proches en ages,  ils peuvent  ainsi s’entraider plus naturellement. C’est important pour l’avenir. L’avenir, justement, Martin l’édifiait chaque jour avec la certitude assurée du devoir. Comme un élève appliqué. Pour lui, la vie était simple et  tranquille, organisée. Sans ratures en marges. Sans traces de gomme. Sans griffures de grattages. Comme les livres comptables qui peuplaient ses journées laborieuses au bureau. Le bureau il s’y rendait cinq matins par semaine.
Il prenait le train de 7 heures. Ainsi était-il bien à l’heure au bureau. Pour ce faire il se levait à six heures. La gare n’était pas loin. Cinq minutes à pieds, d’un bon pas. Ainsi attendait-il, sur le quai, voyageur de banlieue parmi tant d’autres voyageurs de la banlieue, ainsi attendait-il. Le train.
Il arrivait bientôt. C’était encore de lourdes rames aux banquettes en bois. Bruyantes. Mal chauffées en hiver et brûlantes au plus fort de l’été. Du vert qui fait les trains. Poussées, elles étaient réversibles, ou tractées, par de vieilles locomotives de type Mikado. Ces rames de la banlieue assuraient un service essentiel et délicat. Survivantes de la grande époque des mécanos elles se frottaient aux pimpantes et silencieuses BB  à courant industriel qui, peu à peu, les conduisaient à  la  mort. Les belles Jacquemin en version “vingt cinq kilovolts” s’élançaient  promptement vers les tendres campagnes, et l’océan. Elles portaient le désir.
Mais lui, c’étaient les Mikado qui filaient son rêve. Un rêve ordinaire. Un rêve utile. Un rêve en conformité. Le rêve sur et serein de la petite classe moyenne. Il n’envisageait rien d’autre.
Il n’avait pas de grande ambition. Tout juste attendait-il le vendredi soir. Et puis, une fois l’an, le mois d’août. Puisque c’était celui de ses vacances. En effet, l’entreprise dans laquelle il travaillait, depuis des années, donnait relâche en août. 
Il y a peu ils avaient acheté une voiture. Une de ces voitures que les constructeurs eurent la bonne idée d’inventer pour la bonne prospérité de l’entreprise, et la leur également. Mais aussi, bien entendu, pour donner à tous les “Martin” et leurs familles si semblables ce puissant, et si personnel, sentiment de liberté qu’est celle de circuler à sa guise. Du moins est-ce ainsi que les réclames la vantait. L’auto pour Tous.   
Alors partaient-ils à la mer. La famille émigrait vers l’océan.


Les journées de vacances s’organisaient comme les journées de travail. Tout juste ne se levait-il pas à six heures, mais à huit. Et encore, parfois réveillé plus tôt par la lumière vibrante et chaude des jours d’été,  qui transperçait violemment et avec pertinence, les persiennes disjointes de la chambre à coucher, parfois n’y tenant plus se  levait-il alors aux alentours des sept heures. Après le petit déjeuner familial et autres rendez-vous matinaux d’intendance, ils partaient en ville. Ce n’était pas vraiment la ville, bien sur, mais plus exactement un gros bourg de bord de mer, avec sa promenade vers la jetée, ses plages au sable monotone et chaud. Ses boutiques dans lesquelles toutes sortes de laideurs touristiques s’affichaient ainsi que des trophées. Ses petites supérettes envahies, le matin surtout et en fin de soirée, de vacanciers en quête des inévitables nourritures du corps. 


Et c’est justement ce qu’ils faisaient alors.                          
Parfois, en revenant à la  location estivale, prenaient-ils le plaisir, peut-être le bonheur, d’un verre à l’une des terrasses animées et bruyantes qui jalonnaient le front de mer. Et ils regardaient la mer. Le ciel. L’horizon tout empli de mystère. Loin là-bas. 
Et puis, 
        la vie des autres. 


L’après-midi l’inévitable plage. Chercher sa place. Sous un soleil généralement généreux. Le sable bien trop chaud qui réclame la serviette en urgence. Attendre un peu la fin de digestion. Et puis barboter au milieu de tant d’autres dans l’eau un peu stagnante de la crique. Jouer au ballon ou quelque chose qui y ressemble. Et revenir s’étendre entre tous les autres pareil. Au mieux prendre un livre et tenter l’aventure. Mais la lumière encore crue fatigue les yeux et se reflète brutalement dans la page. Alors se laisser aller ainsi jusqu’au soir. Les vacanciers peu à peu quittent les lieux. La lumière s’adoucit. Le soleil se teinte en douceurs qui vont allant jusqu’au crépuscule. 
Doucement,
        à la nuit.
Quelques excursions aux alentours offraient à l’automobile familiale l’occasion de se dégourdir un peu les roues. Et à la petite tribu la curiosité, si peu conjuguée au quotidien de l’année, de lieux inconnus. 
C’est ainsi que se passaient les quatre semaines de grandes vacances d’été. 
Il arrivait, rarement il est vrai, que la montagne accueille  la  famille en vacances. Il s’ensuivait inévitablement de longues marches, sur les chemins caillouteux et pentus, dans l’âcre et lourde chaleur des après-midi d’été. 
En soirée, souvent, l’orage s’invitait. Les vallées renvoyaient les grondements sourds et inquiétants, au gré des brusques éclairs qui déchiraient le ciel. Les pluies violentes et brèves frappaient la demeure. Heureusement, l’automobile était toujours à l’abri. C’était même un critère important de choix de la location estivale.
L’age aidant, les enfants s’ennuyaient un peu plus chaque été. 
La rentrée sentait déjà l’automne. Il ne tardait pas à venir, avec ses feuilles tombantes et glissantes quand  il pleuvait, avec ses marrons qui de temps à autre s’écrasaient sans douceur sur la tête, avec les jours qui devenaient plus courts, les nuits plus longues et les matins plus froids, les dimanches plus ternes et les lundis mornes.
Il avait depuis longtemps retrouvé ses trains habituels. Ses collègues, toujours  identiques à eux-mêmes et à leurs mots, le bureau inchangé, et ses tâches,  la cantine du midi, et ses plats invariés, le journal du soir acheté au kiosque de la grande gare, bourdonnante et qui avalait sans relâche son flot grisâtre de travailleurs. 
C’était sans doute la dernière année pour les Mikado. Poussives et grasses, à bout de souffle, râlant et crachant, elles rechignaient parfois à  l’arracher leur train de plus en plus long, de plus en plus lourd.  L’expansion démographique des banlieues conduisaient inévitablement à un renforcement des cadencements mais cela ne suffisait pas. Il fallait rallonger les rames pour augmenter les capacités. Les pimpantes Jacquemin s’accommodaient sans peine des ces aménagements. Elles jouaient facilement la montre et offraient ainsi de nouveaux sillons pour accueillir des trains toujours plus nombreux. 


Il n’en était pas de même pour les vieilles vapeur, héritières d’une histoire glorieuse et mythique. Survivantes de l’épopée.  Celle des Seigneurs de la Vapeur, celle des équipes de tractionnaires en bleu de chauffe, avec l’inévitable  foulard noué autour du cou, la burette du mécano et le chiffon gras, et ces coups d’échappement tonitruants qui jetaient au ciel un long panache de fumée plus ou moins noire, qui allait lentement se perdre dans la mémoire des hommes. Les Mikado de la banlieue n’avaient jamais connu l’ivresse des longues courses, ni la traction des grands express aux riches voitures de 1ère classe, apanage des belles Pacific ou des imposantes Mountain. Mais elles savaient “faire l’heure”, et après avoir sillonné nos campagnes elles finissaient ainsi leurs vies, avec au crochet de lourdes rames réversibles, bruyantes et inconfortables, transportant jours après jours tout un peuple morose, souvent si terne et comme écrasé par une société qu’il n’avait pas choisie.
Martin n’était certes pas différent. Mais au fond, peut-être était-il moins morne. Car en vérité il n’aspirait à rien d’autre. 
Pour lui, la vie ne se choisissait pas. Elle était. C’était un temps, entre la naissance et la mort. Voilà  tout. Le travail en constituait comme la portée sur laquelle s’écrivait les événements reconnaissables. Les études, les diplômes, le mariage, les enfants, la maison, la messe et les dimanches en famille... Et puis les mesures qui se rajoutent, et se rajoutent... Le temps qui passe et s’écoule...  
Peu à peu, autour, les vies disparaissent. Les visages et les voix tues se terrent dans les albums. Le crépuscule  enveloppe très  doucement, presque  lentement,  mais avec assurance, les journées promises de la vieillesse. 


Un soir de semaine, au tout début de l’hiver, Martin rentrait comme à l’ordinaire. Du bureau. Le brouillard descendait sur la ville et posait une humidité poisseuse sur cette fin de journée déjà froide. Il avait hâte à retrouver enfin le simple et rassurant confort de son pavillon de banlieue. 
Il lui restait  encore plusieurs années à travailler avant la retraite. Mais il se sentait déjà vieux. Usé. La perspective  de quitter son activité professionnelle ne lui procurait aucune joie. Il n’envisageait pas encore ce temps libéré de la servitude. La liberté l’angoissait. Pourtant, il avait toujours su d’avance l’occupation de son temps libre. Mais aujourd’hui, Il pouvait encore aisément se sentir en faute, lorsque la maladie ou toute autre raison, l’obligeait quelque temps à rompre l’agencement automatique et sans invention du temps.                                     
Comme il se présentait comme à l’accoutumée devant  la maison de banlieue, et comme il allait en  pousser le battant droit du portail il s’arrêta dans le suivi machinal de ses gestes, interpellé par l’obscurité qui se dégageait des fenêtres closes, aux volets encore ouverts. Curieusement, la maison semblait inoccupée. D’habitude et à son retour du travail, maintenant que les enfants avaient quitté le nid familial et ancré plus loin leurs  envies  d’avenir, maintenant,  seule  sa femme l’attendait, le soir venu. Elle l’accueillait généralement sur le seuil de la maison, après en avoir ouvert la porte vernie. Il s’installait alors dans l’ordinaire des soirées de semaine. Quelques mots échangés, tout au plus. Un oeil au courrier du jour. Et puis le rite implacable des jalons du quotidien. Ainsi en fut-il quelques décennies. 
Somme toute une vie respectable de famille. Il est vrai que la famille, il l’avait eu en héritage. Sa femme également, put-il en eut-être autrement ? Ils ne s’étaient rencontrés que par la simple nécessité d’honorer la vertu familiale. Donner le sens à l’amour. Bel ouvrage, partagé et cela lui convenait, par tant d’autres Martin 
Mais ainsi qu’il en fut, ce soir d’automne la maison était bien vide. Contrairement à l’ordinaire, Madame n’accueillait pas le travailleur. Il parcouru néanmoins la surface et les volumes peu conséquents malgré tout, du pavillon.  Il n’en pu que conclure :  Madame G. Avait quitté les lieux. La maison était vide. 
C’était pour lui une situation improbable. En eut-il rêvé ? 
Il s’en laissa aller aux nécessités de vie et se fit à manger. Après quoi il regarda un peu la télévision. Il aimait à suivre les échos de l’histoire. La sienne. La nôtre. Notre temps nous offre d’être, un peu mieux qu’hier, acteurs de nos destinées. 
Après quoi, Martin s’en fut au lit.
Ainsi  la vie se poursuit. Madame avait quitté les lieux car elle s’ennuyait peut-être trop. Lors de ces longues journées d’attente elle avait rencontré un homme. Un autre. Au fond, que savait-elle des hommes ? L’outil de la procréation ? Alors, oui, elle avait rencontré l’homme. Sans doute la rencontre fut-elle insoupçonnée pour cette femme. Cette femme qui était passée du père au mari, dans la continuité ordinaire des choses de la vie. 
Sa nouvelle vie, justement, s’écrirait comme un épilogue. Le dernier chapitre d’un récit peu passionnant. Mais parfois, n’est-ce pas dans ses derniers mots que l’auteur nous livre la clé ? La clé du livre. Ou bien peut-être la clé des champs ?
Au fond, Martin se souciait  peu de l’épilogue. Tout au plus quelques échos lui parvenaient-ils, de temps à autre, par ses enfants. Peu à peu il se désintéressa totalement de ces informations qui ne le concernaient plus. Il fit disparaître tous les objets, les photos, tout ce qui faisait mémoire et témoignerait d’un temps ancien.   
Les enfants ne venaient plus guère. Le courriel remplaça le courrier, et la webcam les visites à la maison. Et puis, le virtuel se fit fantomatique. Les échanges en ligne devinrent hypothétiques et incertains.
Le temps de la retraire arriva. 
Martin se dit alors qu’il pouvait accueillir à temps complet un compagnon de son temps libéré. Le chat fit son entrée au pavillon, et s’y installa de suite. 


Libéré de son quotidien de travailleur anonyme et soumis, Martin pouvait maintenant donner de son temps à sa passion de cave. Depuis des années, des dizaines d’années, Martin édifiait un étonnant petit train électrique. Personne au fond, dans la maison,  ne s’était jamais vraiment intéressé à son projet. Il avait du lentement acquérir les voies, les locomotives et les wagons, les voitures de voyageurs et les petites maquettes des maisons et autre bâtisses qui donnent aux petits trains quelques velléités de poésie, souvent nostalgique. Quelques sous grapillés à chaque mois sur son bien cadré salaire. Parfois, à Noël, à la faveur de la prime, une nouvelle locomotive. Curieusement  les enfants, pourtant d’ordinaire si sensibles aux petits trains, ne manifestèrent-ils que bien peu d’intérêt pour celui de leur père. 
Sa femme, elle, n’en avait cure.
Maintenant, enfin, il pouvait y donner de tout son temps. Il pouvait ainsi demeurer des heures en cave, organisant de multiples circulations, illuminant, et puis coupant de lumière des quartiers entiers, des villages ou quelques fermes isolées. Les trains allaient et venaient. Les mouvements étaient compliqués. Les circulations se suivaient, se croisaient. S’enlaçaient. 


Le soir venu  il remontait en ré-de-chaussée. De toute son occupation de la journée la chat ne l’avait pas quitté. Il adorait regarder tourner les trains. Il ne s’en lassait pas. Il en oubliait même les croquettes, et autres mets de chats. Mais le soir venu il s’en revenait dîner avec son maître, et copain de vie. Ainsi va la vie du chat de maison. 
Un soir, tard et alors même qu’il n’en faisait jamais ainsi, Martin descendit-il en cave faire quelques tours de roue à quelques rames. C’était l’hiver. Il  faisait froid mais la chaudière donnait bien. Martin qui approchait de son siècle de vie avait encore bon oeil. Il engagea les circulations. Plusieurs petits trains se mirent en mouvement. Ils se croisaient, se frôlaient, s’attendaient et puis reprenaient leurs vies de petits trains. 
C’était comme l’écho de ses années de labeur, ses années de vie de famille, quand il attendait sur le quai noyé de brouillard. Alors surgissait de cet improbable linceul de l’aurore, les feux vacillants des vieilles 141, tractant avec peine,  mais vigueur, les rames aux banquettes en bois, dures et froides, et qui vous rappelaient sèchement que vous n’êtes que des travailleurs. Et lui et les autres s’en allaient, avalés goulûment par les gueules avides du Métropolitain, aux superbes volutes, de ses escaliers aux rêveries baroques.
Ainsi ce soir, ses pensées s’éparpillaient-elles en nostalgie.


Mais le chat décida de s’en aller se balader sur les voies. Sans prémonition aucune il renversa quelque convoi, qui cheminait tranquille, vers la gare promise. Il s’en suivit un court-circuit, le système fonctionnant en continu deux-rails. Normalement ce genre d’incident ne porte pas à conséquences. Nous sommes en basse tension, et le disjoncteur du transfo assure. Mais curieusement, cette nuit, il en fut autrement.
L’enquête n’en détermina aucune conclusion. Il semblerait que le courant de court-circuit, forcément important même en basse tension, se propagea au transfo, et à son primaire. La situation en devint plus grave. Le feu prit.
Même encore alerte le siècle pèse. A cinquante ans il aurait pu agir. Au siècle il rendit le temps.
Le feu dévora le pavillon. L’électricité est un outil de la civilisation qu’il faut aimer. Et comprendre. Mais ne peut-on aimer sans comprendre ?
Il est possible qu’alors il se souvint de la loi d’Ohm. Lui qui ne fut jamais que comptable.
    
Heureusement le chat, 
aux moustaches habiles, s’en fut trouver foyer quelque maison plus loin. 
Et il coula des jours tranquilles, entre croquettes et petits plats, canapé doux et lit accueillant pour la  nuit.  

 

Avenue Thiers ...

Avenue Thiers ...

Tag(s) : #Nouveaux papiers
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