Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

4

La rampe. Extrait du recueil "Voix unique". 1ère partie.

 

Le train peinait. La rampe était redoutable. Toute juste en sortie de gare. Un véritable défi pour le mécanicien et son chauffeur. La  Mikado, pourtant réputée pour son fort couple au démarrage, pour sa capacité d’arracher les trains lourds de minerai, même en rampe d’école, la  mikado s’essoufflait. Elle respirait mal. Elle crachait, toussait, s’essuyait  les roues sur la ligne pentue. Un panache immense déchirait le ciel terreux, d’une fumée épaisse et noire. Tel un malade errant, entre la survie et la mort, elle hésitait. Entre l’effort ultime et salvateur, et l’abandon simple et délivrant.

Le  regard te portait à perte des champs glacés, étincelant parfois d’éclats givrés.  En rafales, les longues volutes crasseuses s’écrasaient sur la vitre, et se dispersaient dans le froid cuisant. Le jour hésitait, entre l’ombre et la lumière. Entre le mépris et la compassion. Telle était ta banale histoire. Hésitante. Encore. Entre le chagrin et l’ignorance. Entre le signe et l’Oubli. Tout comme si la marche du temps se pausait, et puis se remontait. Comme un réveil. Reprendre le temps, là justement.
Les Mécaniques.
Remonter l’amour... Comme  quelques bons vieux engrenages trop peu huilés et qui ont séché. Mais quelques tours de clé.  Les roues dentées reprennent leurs tours et font encore un peu de temps. Ultime tentation de la technologie ancestrale. Objet simple de la brocante.

Tu sentais tout l’effort à la jante, à l’extrême limite du patinage. Pourtant tu savais que toute la virtuosité du mécano et de son aide, alliée à la nature efficace, robuste et courageuse de la machine, viendrait à bout de la longue et redoutable rampe qui conduit au col. D’ailleurs, tu sentais déjà les frémissements de la reprise en vitesse te parcourir les jambes et s’insinuer en toi  comme un désir,  encore imprévu et pourtant si simple.
C’était comme un femme que tu rencontres.
Un peu par hasard.
Mais pas tout à fait.

La gare s’effilochait entre les troncs élancés de l’immense  forêt des résineux. La rame dégageait la longue rampe. Le train  prenait de la vitesse. Le rythme des éclisses se faisait plus serré.  Le train roulait maintenant en palier. Contournant la montagne plutôt que de s’y attaquer de face.
Plutôt  que la pénétrer à force de tunnels, de tranchées et de meurtrissures. Le grondement de la machine se répétait presque sans fin en échos. Une sorte de roulement qui montait, se dispersait et revenait, et ainsi de suite.
Tu t’éloignais de plus en plus. Des Quais. De la gare.

D’elle.
Avait-elle jamais existé autrement que dans ton désir... Un corps.
Une envie d’elle qui se perdait bientôt dans les quelques paroles trop simplement trop banales de l’habitude. De l’ennui.

Une vibration certes, mais qu’est la note sans celle qui la précède et celle qui la suit? Rien d’autre qu’un  point d’encre. Une tache. Plus les années passent et la gomme devient sans utilité. Il faut gratter. Mais le vieux papier se déchire. Il est bon à jeter.
Tu te sentais Libre.
Le convoi s’inscrivait sans peine dans les larges courbes que les ingénieurs avaient particulièrement calculées. Le  dévers donnait au convoi une sorte de majesté assurée. La Mikado ne souffrait plus, elle paradait. Le panache qu’expurgeait la cheminée de tête s’éclaircissait. Quelques jets de vapeur instrumentaient dans l’aigu cette partition  généreuse qui ouvrait la voie vers le col. Le décor  changeait à chaque courbe. Les arbres se faisaient plus rares. La forêt se perdait dans la vallée. Tes yeux la quittait alors même que le train à pleine puissance  attaquait maintenant sa délivrance. Bientôt la crête.
Après le col, la ligne plongeait vers la ville au loin. Flanquée en fronton de mer elle t’attendait. Avec ses rues grouillantes. Ses enseignes. Ses théâtres. Ses milliers d’êtres anonymes avec leur histoire à eux. Leur histoire vraie. Et puis la tienne.

Tu sentais le sommet.
Quelques nuages élégants jouaient avec le jour. Tu te laissais pénétrer de cette indolente jouissance. La mémoire vierge.

En bas,
tu l’avais laissée sur le quai. Frémissante ainsi qu’un papillon née du soir et qui découvre sa vie. Sa vie d’un jour. Le jour de sa mort.

 

Lignes de crête[s]-4
Tag(s) : #Nouveaux papiers
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :